Mal forgée, mal interprétée, l'expression "journalisme citoyen" a biaisé d'emblée les termes de la discussion.
En avançant l'idée que "si tout le monde devient journaliste (avec le web 2.0, les blogs, la généralisation des appareils photos, caméras numériques et caméraphones) , il n'y a plus de journalisme", la profession a voulu se faire peur.
Les UGC (User-generated content), ou contenus auto-édités numériques, furent d'emblée perçus comme un risque par les journalistes:
- un risque pour le modèle économique de la presse (l'offre gratuite et abondante des infos amateurs submergerait l'offre traditionnelle des professionnels)
- un risque pour la fiabilité des informations ("l'amateur, ce bidonneur ")
- un risque pour l'équilibre du traitement de l'information (des lobbies s'emparant de ce nouvel outil), entraînant un un nivellement des valeurs, un relativisme échevelé, dans un brouhaha d'enfer.
- un risque pour la qualité des infos, du récit (la fin des canards, donc des plumes)
- un risque pour la vie privée (tous paparazzi, ou le syndrome Big Brother).
Pour de nombreux journalistes, l'intérêt de voir le public entrer dans la danse de l'info s'est révélé non seulement faible, mais dangereux. L'apport? souvent considéré comme marginal.
Noyé dans les flots d'encre d'un tempétueux débat, le "journaliste citoyen" serait-il déjà en train de sombrer?
Peut-être sous cette appellation. Mais c'est pour mieux donner naissance à une autre espèce, le "témoin d'événements", ou témoin tout court, un témoin participant à l'élaboration de l'information (ok, "journaliste citoyen" sonnait bien, trouvons mieux :) ).
Avec le journaliste citoyen, Mr Tout-le-monde devenait un professionnel. Ce qui incluait un travail en amont (la recherche d'un angle, la sélection et vérification des sources) et en aval (l'édition). Un métier, en somme.
A-t-on voulu voir dans cette figure-épouvantail du journaliste citoyen quelqu'un capable de réaliser une enquête au long cours sur des sujets nationaux, voire internationaux?
En accréditant cette idée du "tous journalistes", on allait au-devant d'une déception certaine.
Pour Alain Le Diberder, auteur d'un excellent article à ce sujet dans Culture Web ( sous la direction de Xavier Greffe, Nathalie Sonnac, Dalloz 2008), "le syllogisme subliminal est bien le suivant: Internet égale tout le monde auteur. Tout le monde égale madame Michu. Madame Michu est nulle. Donc Internet est nul."
Parler tout simplement de "témoins" (participant à la production et diffusion d'informations) pourrait dépassionner le débat, et faire mieux saisir à la presse toutes les opportunités du phénomène. Un phénomène dont l'histoire des médias ne fait encore qu'aborder le premier chapitre.
Ce témoin ne sera pas "tout le monde", mais appartiendra toujours une minorité.
Celle qui a envie de porter son témoignage à la connaissance de tous, qui connaît les outils, services, sites appropriés, qui a le réflexe d'agir au quotidien.
"Le cercle des initiés s'élargit: il passe d'une infime minorité à une petite minorité, écrit Alain Le Diberder dans Culture Web. (...) La production de contenus auto-édités numériques est en effet massive par rapport aux contenus classiques, mais elle reste le fait d'une toute petite minorité des internautes: 0,6% pour la photographie, 0,7% pour l'encyclopédie" (wikipedia).
Le témoin :
- tombe par hasard sur un événement qui va faire l'actualité (une vague géante)
- ou désire témoigner sur un événement qu'il est en train de vivre (une manifestation)
- peut se révéler un expert dans un domaine précis (un avocat parlant d'audiences vécues, c'est toute la force et le succès d'un site comme Rue89). L'UGC, terme flou, gagne à être décliné: lire cette intéressante typologie.
- dispose d'outils pour communiquer et connaît les sites qui pourront héberger son témoignage.
- peut commenter, préciser, vérifier des infos fournies par d'autres professionnels ou d'autres témoins.
- Le témoin participant, aussi qualifié soit-il, n'est donc un professionnel de l'info. On n'a jamais vu une rédaction envoyer ses reporters à chaque coin de rue pour attendre qu'un événement se produise. Il ne menace pas le métier de journaliste.
Ce que dit le témoin n'est pas de l'information, mais peut le devenir si on (il faudra se mettre d'accord sur la définition de ce "on": les journalistes seuls?) a recoupé, vérifié, édité le matériau brut.
- Le témoin pourra être rémunéré, mais nous parlons de compléments de revenu, pas d'une activité principale. Imaginons le cas (c'est arrivé) où un média revende à un autre média une vidéo envoyée par un amateur: il semble logique de rémunérer l'auteur (son document a bien une valeur).
Le témoignage participatif, au coeur du journalisme participatif, ne remplacera pas le journalisme traditionnel, mais en composera une nouvelle branche.
Le témoin pourra jouer plusieurs rôles, et apporter beaucoup à une rédaction :
- Alerter.
- Apporter des informations et une mutitplicité de points de vue (texte, photos, vidéos), rapidement, dans un espace médiatique non-limité et accessible pendant longtemps, comme l'avait déjà noté dès 2006 André Gunthert, pendant l'occupation de l'EHESS (PDF).
- Mailler plus finement une zone géographique en temps réel (par exemple pour couvrir une inondation, où de nombreuses zones sont difficilement accessibles aux reporters).
- coproduire l'info, mais aussi la "cofiltrer", comme l'écrit Jeff Mignon: le témoin direct sera une source d'info parmi d'autres (amis, pros, experts...).
- Commenter, apporter des précisions, voire vérifier les informations déjà produites par les professionnels ou la communauté. Toutes les dernières imprécisions, erreurs (de date, de lieu) et bidonnages ont été repérés par des communautés de spécialistes.
- Permettre de dénicher des angles inédits. Voir ses retours d'expériences de journalistes britanniques de la chaîne Sky et de la BBC.
- Trouver d'autres témoins dans ses réseaux sur un événement ou un angle précis.
- Fidéliser une communauté autour d'un titre, d'un site, bref d'une marque média (où je vais retrouver des infos de professionnels mais aussi de passionnés, de connaisseurs).
Revenons sur deux points intéressants:
- L'alerte. Il est tentant de penser qu'avec des outils comme Twitter (puis d'autres), l'information "chaude" viendra plus souvent des témoins, tout comme le suivi immédiat (le crash d'un avion raconté par un passager). Il faudra utiliser ces nouveaux réseaux sociaux à bon escient, en vérifiant et identifiant les sources, en séparant le brouhaha de la discussion du signal d'alerte et des infos intéressantes.
Si une source de tweets ne fait pas forcément de bons témoignages participatifs, Twitter s'annonce comme une source de sources (selon la belle expression du journaliste Philippe Couve) à ne pas négliger.
"Il ne s'agit
Pourquoi les alertes provenant des témoins vont-elles se multiplier?
L'internet mobile version iPhone vient tout juste de naître. De nouvelles applications permettront d'envoyer et de recevoir plus facilement des photos/vidéos. L'apparition d'applications mêlant GPS + signature numérique s'avère prometteuse pour vérifier ces photos/vidéos uploadées depuis le mobile.
Le processus d'envoi reste encore compliqué: il faut transférer les photos sur un PC, s'inscrire sur un site, remplir des champs, charger les photos. Le témoignage participatif version web mobile n'est qu'à la première page du premier chapitre de son histoire. La culture de l'upload est surtout répandue chez les digital natives.
Hier, il était pénible, voire impossible d'envoyer une vidéo depuis son mobile: aujourd'hui c'est la diffusion en direct qui s'annonce à portée de tous.
- Le maillage du territoire. L'hyper-local, vu comme une longue traîne géographique, c'est peut-être le paradis du témoignage participatif.
Comment mieux couvrir une tempête de neige, sur une zone, qu'en se retrouvant sur une même plateforme, pour échanger ses témoignages?
Combien d'équipes de reporters pour atteindre ce degré de couverture?
Alors que le 7 janvier, la neige tombait à gros flocons sur le sud de l'hexagone, Citizenside (la plateforme participative à laquelle je collabore) a reçu en quelques heures plus de 75 photos pour la seule ville de Marseille, et des vidéos saisissantes.
Comment mieux couvrir certaines zones de guerre, là où les professionnels de l'info sont peu présents (je pense à cet efficace outil pour couvrir la crise au Congo, Ushaïdi)?
Le maillage du territoire par des amateurs ne date pas d'hier, remarque Jeff Mignon: le correspondant local remplit depuis longtemps cette fonction...et remplit 80% des pages de la presse quotidienne régionale, contre une rémunération (modique), et la satisfaction d'écrire pour le journal. Réinventer le rôle du correspondant local devrait être une priorité de la PQR.
Conclusion:
- Si certains enterrent le journalisme citoyen, le témoignage participatif a le vent en poupe.
Comme le rappelle Marie-Catherine Beuth, l'une des tendances fortes en 2008 pour les cent premiers sites de médias américains (rapport en PDF) fut l'ouverture aux photos amateurs - la majorité des sites accueillant désormais des contributions de leur communauté. Pour la vidéo amateur, seuls 18% des sites aux USA disposent d'un espace dédié: la marge de progression reste importante.
Le succès fulgurant en terme d'audience du Post.fr ne s'explique-t-il pas aussi par le degré d'ouverture à la participation du public? La réussite d'un gratuit sur le web comme 20minutes.fr, n'est-il pas dû , aussi, à l'espace laissé à ses lecteurs, pour notamment envoyer des infos/photos?
Un autre exemple: l'essor d'iReport.com, la plateforme participative de CNN. Grâce à des appels à témoignages très nombreux lancés sur la chaîne, plus de 225 000 contributions photos/vidéos ont été reçues depuis le lancement en février 2008, et restent accessibles sur le site.
Environ 1 000 par mois sont diffusées à l'antenne. Ce qui permet à CNN de faire remonter des informations locales, comme lors d'une tempête de neige, où les équipes ne peuvent pas forcément accéder.
CNN USA (qu'on peut regarder via Blinkx Beat) diffuse chaque jour à l'antenne les contributions du jour, interviewe ses membres par téléphone, qui commentent leurs images.

- Le défi sera d'intégrer intelligemment le témoignage participatif dans le journalisme participatif, lui-même une branche (pas la seule) du journalisme en général.
Il faut pour cela réinventer le métier de médiateur, les profils des postes (animateur de communauté, PDF sur les "compétences du futur"), former les autres, comme l'imagine Jeff Jarvis, se former à de nouveaux outils, créer ceux qui n'existent pas encore pour mieux communiquer avec sa communauté (et que la communauté puisse elle-même mieux communiquer).
Ouvrir son espace aux commentaires, aux témoignages, sons, écrits, photos et vidéos. Enfin, descendre de son piédestal, pour amorcer le dialogue avec le public (il ne s'agit pas d'un scoop: ces derniers points, et d'autres abordés ici, ont déjà fait l'objet d'une prose abondante).
Info transparence: je suis le rédacteur en chef de Citizenside.com, plateforme d'échange et de vente de photos et vidéos amateurs d'actualité.